ZÉRO: entrevue avec Mani Soleymanlou
Habitué des planches et de l’écran depuis sa sortie de l’École Nationale du Théâtre du Canada en 2008, Mani Soleymanlou est ce qu’on pourrait appeler un véritable « couteau suisse ». Auteur, metteur en scène et interprète de ZÉRO, le spectacle qu’il viendra nous présenter du 9 au 12 février prochain, il est aussi le fondateur de la compagnie Orange Noyée, créée en 2011, et le nouveau directeur artistique du Théâtre français du Centre National des Arts à Ottawa depuis l’été 2021. Dans le cadre de notre série de balados « En coulisses », Cory Haas, assistant artistique à la Seizième, l’a reçu en entrevue. Mise en bouche.
Qu’espères-tu léguer à ta famille, à ta communauté, à ta société?
Mani Solymanlou: Ce qu’on tente de faire avec la compagnie (Orange Noyée) et les spectacles, c’est de mettre en scène des questionnements, des doutes. Une façon de parler de ce sujet, si vaste et si instrumentalisé qu’est l’identité, et tenter de mettre en scène une façon d’y réfléchir sans nécessairement sauter à une conclusion ou le figer dans une définition, dans un espace ou un moment précis de notre époque. On cherche à léguer une certaine façon de nuancer les choses et de sortir de la binarité de notre époque, c’est-à-dire où tout est vrai ou faux, noir ou blanc, de gauche ou de droite. Cet espace un peu plus flou qui est entre les deux pôles opposés, c’est ça qu’on tente de mettre en scène. Si on peut léguer le plaisir de douter et de questionner aux spectateurs, et à ma famille et à mon fils, ce serait déjà énorme.
L’identité, ce qui nous relie dans notre société, c’est un moteur énorme pour toi, et pour tes créations. Pourquoi le théâtre c’est l’endroit idéal pour parler de cette identité, pour se questionner là-dessus?
Mani: Je ne sais pas si c’est l’endroit idéal, mais ça reste une des seules places, selon moi, où on peut être là, côte à côte, dans une salle, dans le noir, avec nos téléphones éteints. Tu ne sais pas qui est assis à tes côtés, mais on prend un moment, collectivement, pour réfléchir et penser à notre société. C’est un des seuls endroits qui restent, à part les lieux de culte, mais même là il y a de moins en moins de gens qui s’y présentent. Pour moi, le théâtre a un peu remplacé l’agora et le lieu de culte dans notre société. C’est un espace où on dialogue, où il y a littéralement un dialogue au moment présent avec énormément de gens. Qu’on soit 50 ou 2000, il s’opère quelque chose d’assez magique. Et puis le théâtre est un art qui est lent. On peut prendre un sujet, puis réfléchir pendant 2, 3, 4 ans et ensuite le mettre en scène. C’est souvent ardu le théâtre quand ce n’est pas bon, et ça peut être génial quand c’est très bon. C’est un art relativement lent dans une époque où tout va de plus en plus vite. Et j’aime bien prendre le temps de nuancer des questions comme l’identité.
Ça fait 10 ans que tu as débuté ton premier solo, UN. Avec cette idée de lenteur, de prendre le temps, d’avoir une réflexion sur la société, as-tu vu des gros changements en 10 ans? La façon dont tu parles des choses, de l’identité, ta réflexion à ce propos a-t-elle changé avec le temps?
Mani: Oui. Quand j’ai fait mon premier solo qui parlait de mes origines et d’où je venais il y a 10 ans, cette idée de quelqu’un qui monte sur scène et qui raconte d’où il vient, ou son incapacité à raconter cette chose-là, était quand même relativement nouveau, en tout cas au Québec. Et ça se limitait à « Oh, un immigrant qui questionne ses origines! ». C’était presque exotique et « cute ». Alors que 10 ans plus tard, notre rapport à l’autre est devenu de plus en plus tendu, complexe, instrumentalisé, polarisé. La différence est là pour moi: plus on avance, plus on s’enfonce. Et étrangement, parallèlement, on libère aussi plus la parole, dans tous les sens: autant la haine et le refus de l’autre, que la valorisation de ta personne, de ton identité. Ta singularité est mise de l’avant, l’individu est redevenu soudainement le centre de la collectivité. Ce qui est très bien mais en même temps on s’enfonce dans un rapport très envenimé par rapport à l’autre. Aussi, en 2009, les réseaux sociaux étaient encore nouveaux. Alors qu’aujourd’hui, la parole en ligne est démocratisée mais aussi libérée dans un certain sens. L’anonymat du clavier de ton ordinateur permet énormément de choses. C’est difficile de prendre le téléphone pour appeler une radio et dire ce que tu penses, alors que derrière ton clavier c’est plus simple. Les réseaux sociaux ont aidé les gens à pouvoir s’affirmer, dans tous les sens du terme : tu affirmes autant la fierté de ton être que la fierté de ton racisme ou de ta haine de l’autre. C’est ça qui, je pense, a globalement beaucoup changé.
Avec ZÉRO, tu reviens de nouveau au départ, au début, au « grand vide ». Tu replonges dans l’histoire de ton père dans le spectacle. Tu t’interroges sur ce qu’il a pu te transmettre, tu tentes de remonter à tes origines et à l’origine de ton travail de création. Pourquoi ce retour à la source était-il nécessaire?
Mani: Deux événements m’ont fait y revenir. J’ai eu un fils il y a 6 ans et, étant Iranien, on m’a bombardé sans arrêt de questions telles que: « Vas-tu lui parler la langue? », « Vas-tu lui transmettre ta culture ? », « Vas-tu lui parler de la guerre? », « Vas-tu lui parler de la révolution? ». Mais jamais on ne demande à ma blonde si elle va lui parler de la révolution tranquille, ni de la culture québécoise, mais on me demande de transmettre cette « affaire » qui est si loin de moi. À ce moment, ce questionnement a redécollé à l’intérieur de moi. Plus on avance, plus mon fils vieillit, plus il devient curieux et me pose des questions sur un pays que je ne peux pas raconter. Comme je dis dans ZÉRO, lui et mon père se comprennent à peine. Je deviens soudainement une sorte de lien entre l’échec du pays de mon père et la page blanche de mon fils. J’ai dû mettre des mots sur ça. C’est comme ça que j’essaye de comprendre le monde, au théâtre. Mais aussi, collectivement, notre rapport à l’autre est de plus en plus complexe. Tant qu’il y a des gens qui déconstruisent, moi je vais essayer de tenter de recoudre un peu et de retracer ces liens-là, ces lignes rouges qui nous relient les uns aux autres. L’envie de recoudre, de renouer et de parler de l’identité est venue ensuite. J’ai réalisé que ce qui nourrissait cette envie était aussi l’arrivée de mon fils, c’est deux choses ont coïncidé. J’avais envie de retrouver le personnage que j’avais créé il y a 11 ans pour pouvoir à nouveau dire ce que je voulais. Je suis beaucoup plus à l’aise de dire sur scène ce que j’ai à dire que de le faire sur les réseaux sociaux ou à la radio.
Tu es issu d’une famille iranienne qui a quitté le pays dans les années ’80 en raison de la révolution islamique. Dans ZÉRO, tu nous parles de ton obsession de parler d’où tu viens, de cet endroit qui est ailleurs, qui est « autre ». Est-ce une façon de ne pas oublier et d’affirmer que toute ton histoire commence par-là, ou essaies-tu au contraire de te « débarrasser » de cette étiquette de tes origines?
Mani: C’est drôle parce qu’à chaque fois que j’essaie de m’en défaire, c’est comme si je l’affirmais davantage. Dans ma vie au quotidien, je ne l’affirme jamais. Mais publiquement, quand je prends la parole, ça revient sans arrêt. On me met cette étiquette, et après j’essaie d’en parler. En réalité ce n’est ni l’un, ni l’autre. Je n’ai pas envie de m’en débarrasser parce que je pense que c’est impossible, et je n’y tiens pas. Et je n’ai pas non plus envie de l’affirmer parce que je ne saurais pas comment. Ce que j’affirme c’est « l’incapacité de », et je veux essayer de me débarrasser du fait qu’on me l’impose. J’aimerais affirmer le fait que je ne sais pas, que ce n’est pas une seule chose mais la somme de toutes ces choses. Cette idée que je suis la somme de tout est ce que j’ai envie d’affirmer.
Dans ta pratique, l’écriture collective, la collaboration avec les artistes à partir d’eux-mêmes, constitue une majeure partie de ta démarche. Que peut-on faire dans un solo qu’on ne peut pas faire avec d’autres personnes? Y a-t-il une certaine liberté pour toi d’être seul en scène?
Mani: C’est sûr oui, surtout un solo que j’écris, que je mets en scène et que je produis. Il y a une liberté sur scène. Dans les solos que j’ai faits, il n’y a pas de « quatrième mur ». Il y a un rapport qui frôle le « stand-up », un rapport frontal qui me permet une autre forme de liberté parce que je m’adresse directement, tout seul, aux spectateurs avec un niveau de jeu qui m’appartient, qui est très propre à moi-même. Mais ça reste une pièce de théâtre, c’est cadré. Tout est écrit, répété et joué. UN a été un accident de parcours, ce n’était pas un choix conscient. Je ne sais pas pourquoi j’ai fait deux solos (UN et ZÉRO). Si on ne m’y avait pas invité (UN était une carte blanche), je ne les aurais peut-être jamais fait. Oui, il y a une liberté de forme à être seul en scène. Il y a aussi quelque chose de l’ordre de la « stream of consciousness », la pensée qui défile que j’aime mettre en scène et c’est peut-être pour moi plus facile de ne prendre qu’un personnage dont la pensée est dans le moment présent plutôt que 4 personnages. Seul, ça me semble plus intéressant. C’est un peu comme ça que je construis, c’est très instinctif et c’est toujours en mouvement.
Découvrez la suite de l’entrevue avec Mani Soleymanlou dans le deuxième épisode de notre série de balado « En coulisses » pour en apprendre plus sur son parcours, son œuvre abondante, et son continuel questionnement identitaire et sociétal, au cœur de ses créations. ZÉRO sera présenté du 9 au 12 février prochain au Scotiabank Dance Centre. Infos et billets disponibles sur la page du spectacle.