La Befana: Entrevue avec Anaïs Pellin et Emilie Leclerc
C’est par le biais de l’incubateur artistique pour la pratique théâtrale de la Seizième que l’auteure Anais Pellin a développé La Befana, pièce jeune public à mi-chemin entre folklore italien et récit initiatique. Mis en scène par Emilie Leclerc, le spectacle sera présenté au Studio 16 le samedi 6 avril, avant de partir en tournée dans les écoles élémentaires de la Colombie-Britannique entre le 8 avril et le 17 mai 2024, puis en Alberta avec l’Unithéâtre d’Edmonton du 21 mai au 14 juin 2024. Anaïs et Emilie se sont prêtées au jeu de l’entrevue pour nous, avec beaucoup de complicité.
Anaïs, peux-tu revenir sur la genèse de La Befana? Qu’est-ce qui vous a intéressées dans cette légende, Anaïs en tant qu’autrice, et Emilie, en tant que metteuse en scène?
Anaïs Pellin : Esther Duquette, directrice artistique et générale de la Seizième de 2016 à 2023, m’avait demandé de lui soumettre un pitch. J’avais déjà écrit un texte par rapport à mon grand-père, mon Nonno, qui est d’origine italienne. En Belgique, à son époque, il y avait beaucoup de racisme envers les immigrants italiens. Lui voulait vraiment s’assimiler et a rejeté ses racines, mais à la fin de sa vie, il a recommencé à parler en italien – ce que je ne l’avais jamais entendu faire –, il racontait des souvenirs… et un jour, il a demandé à ma grand-mère si la Befana était passée. Cela m’a marquée. Cette question de l’héritage familial m’intéressait, surtout dans les familles d’immigré·es, qui parfois veulent tellement s’assimiler qu’elles rejettent leur héritage, et les générations d’après doivent recréer le lien. La Befana parle de ça: comment poursuit-on la transmission d’une génération à l’autre? Nonna transmet à sa petite-fille ses racines, les légendes de son pays, et invente des histoires. Pour faire le lien avec la Colombie-Britannique, j’étais aussi intéressée par la relation avec la nature et la montagne. Les origines païenes de La Befana font référence au passage de l’hiver au printemps, au lien avec la nature et le cycle des saisons. Ce sont les thématiques que j’ai voulu explorer. Et c’est essentiel pour moi que la figure centrale soit celle d’une femme, pour aborder l’écoféminisme. C’est intéressant de se réapproprier des légendes: encore aujourd’hui, la Befana a un côté beaucoup plus inquiétant que le Père Noël en Italie, vu lui comme jovial, bonhomme…. C’est aussi pour ça que je suis partie dans la thématique des sorcières.
Emilie Leclerc : Ce qui m’a interpellée, c’est à la fois cette histoire de legs d’une génération à l’autre, le fait d’avoir une petite fille qui rêve d’être sorcière, et le mystère du monde fantastique dans laquelle elle évolue. J’aime que Sofia grandisse par le voyage. Le texte souligne aussi le cycle infini de la vie. La petite fille rêve d’être sorcière et célèbre les connexions avec la nature. La destruction du monde fantastique par les hommes est très présente dans l’histoire. Sofia sème l’espoir, elle nous redonne l’envie de croire que c’est possible de changer les choses.
À travers le prisme du récit d’aventure et du folklore italien, la pièce évoque la question du deuil et de la perte d’un être cher. Comment avez-vous abordé ces sujets dans une pièce destiné aux plus jeunes, tant du point de vue du texte que de la mise en scène?
E.L. : Ça s’est fait très doucement. On ne voit jamais d’image choquante, on sent que Nonna est partie, qu’elle a eu des malaises… Les enfants sont très intelligents: on a beau vouloir leur cacher des choses, parce qu’on pense qu’ils ne sont pas prêts, ils savent! Ils ont une belle intuition. On suit Sofia jusqu’à ce qu’elle accepte cette perte, et qu’elle célèbre le fait que Nonna sera toujours présente dans son cœur, à travers les histoires qu’elle a reçues d’elle. C’est une belle façon d’aborder le deuil: ça montre aux enfants que les personnes qui partent seront toujours présentes par les histoires qu’iels nous racontent ou par celles qu’on vit ensemble.
A.P.: Suzanne Lebeau, autrice québécoise, dit qu’on peut tout aborder pour le jeune public tant qu’il y a de l’espoir. C’est très présent dans le texte et dans le travail de mise en scène. Le côté fantastique permet d’aborder des sujets assez sombres.
E.L. : Il y a des belles choses dans le texte et la mise en scène, comme le personnage de Tom, l’écureuil, qui apporte de la légèreté à ce tableau. On ajoute aussi le son, les projections, qui soulignent le fantastique.
Est-ce que c’est différent d’écrire et de mettre en scène pour le jeune public?
E.L. : On connait notre public: il est francophone et francophile, et surtout, il est vaste: des enfants de 5 à 12 ans viennent voir nos spectacles, ce qui est peu commun! Tous·tes n’ont pas le même niveau de langue et de compréhension. Pour la mise en scène, l’important est de rendre le texte le plus vivant possible: un jeu précis, de l’action, permettent de suivre l’histoire, de garder les enfants engagé·es et à l’écoute, même s’iels ne comprennent pas chacun des mots. Le texte d’Anaïs possède un langage poétique, vraiment imagé, et qui dit les choses clairement. On ne doute pas des capacités de notre public à comprendre ce texte-là. On utilise peu de mots, mais les bons.
A.P.: Ce qui m’intéresse dans le jeune public, c’est qu’il y a aussi les profs, les parents, qui assistent à la pièce. Il y a plusieurs niveaux de lecture. Les enfants peuvent tout comprendre; peut-être que les plus jeunes saisiront moins les aspects plus philosophiques, mais en tout cas les adultes le comprendront. Avec des personnages comme Tom, plus légers, qui sont plus dans la physicalité ou dans l’imaginaire, on peut rejoindre les plus petit·es et apporter de la magie.
E.L. : Avec le jeune public, on essaie d’apporter plus de physicalité. L’avantage, c’est qu’un gymnase est un espace tellement vaste… Les choix de mise en scène sont informés par la connaissance de cet espace et des outils techniques à disposition.
Emilie, tu as signé ta première mise en scène pour le Théâtre la Seizième avec Le merveilleux voyage d’Inès de l’Ouest en 2022. En quoi cela façonne ton travail sur La Befana aujourd’hui?
E.L.: Les deux expériences sont très différentes. Avec Inès, c’était très instinctif, on aurait dit que je voyais le texte, que je l’entendais. Pour La Befana, le processus est plus délicat, c’est comme si je découvrais les choses, et il y a plus d’échange avec les concepteur·ices… Et je suis moins stressée! (Rires) C’est fun car on a le temps d’explorer (il y a quatre semaines de répétitions, NDLR).
Qu’est-ce qui vous plait l’une chez l’autre avec la casquette d’autrice/de metteuse en scène?
A.P.: On a travaillé sur plusieurs projets ensemble et on connait bien l’univers artistique l’une de l’autre. La Seizième nous a pairées dès le début, dès les premiers laboratoires, c’était Emilie qui mettait en lecture le texte, on était déjà avec Thérèse (Champagne)… Thérèse a fait toutes les étapes du développement, et c’est tellement beau! Lors des premières mises en lecture, on était très à l’écoute de l’avis l’une de l’autre. Il y a eu de la fluidité.
E.L.: On reconnait les forces l’une de l’autre. On est très différentes mais il y a une belle écoute, on est capables de communiquer, c’était très circulaire dans les laboratoires, avec un respect pour le rôle l’une de l’autre.
Que diriez-vous aux parents vancouvérois pour les faire venir au théâtre le 6 avril avec leurs petits bouts?
A.P.: La Befana parle du legs familial et de la transmission entre générations, c’est important qu’ils viennent! Les familles francophones à Vancouver viennent très souvent d’ailleurs. Comment on transmet la langue, nos racines, quand on vient d’un autre endroit voire d’un autre pays? C’est une question importante.
E.L.: Il y a beaucoup de magie dans La Befana!
La Befana
Anaïs Pellin
Représentation familiale – samedi 6 avril 2024
Studio 16 – 11h
Billets en vente ici